Comment raconter l’inracontable

On a tous des rêves inavoués. Des envies dont on ne parle à personne tellement elles sont farfelues et loin de toute bienséance. Un truc qui fascine autant qu’il effraie : descendre l’Amazone en pirogue à balancier, survoler l’Okavango en deltaplane, traverser l’Himalaya en moto. Dans la majorité des cas ces bouts de rêves restent bien rangés dans nos esprits. Ou dans nos esprits bien rangés. Dans cette case « pas raisonnable » où s’entasse le piment de nos existences. Nous y voilà. M’y voilà plutôt. Et du piment je suis sur le point d’en manger, beaucoup. L’Himalaya. La moto. J’en sais autant sur ces deux notions que sur l’impact des coulées de boue toxiques en Hongrie mais ça chatouille mes nuits depuis peu. Je me promène dans un monde imaginaire où « Tintin au Tibet » rencontrerait “Easy Rider”. Ca me plait. Bref, du pur inconnu en tous cas, et pourtant un joli vendredi d’avril je plaque tout, mon boulot et mon semblant de petite vie bien stable pour 3 mois « on the road ». Loin de celle de Kerouac, plus proche de celle de Tesson. Sur la route transhimalayenne plus précisément et au guidon d’une brute et légendaire Royal Enfield. Difficile de faire plus « cool » diront certains, plus « con » me feront comprendre d’autres. Inconsciente? Probablement. Naïve ? Insouciante? Candide? Sûrement aussi. Mais rêveuse surtout. La vie m’a appris qu’elle pouvait être courte, à nous d’en faire un feu d’artifice devant lequel s’émouvoir. Un permis moto en poche depuis 4 jours et une confiance aussi élevée que le Puy de Dôme et me voilà propulsée dans l’extrême nord de l’Inde, au Ladakh plus précisément. Le petit Tibet. Là où la moindre colline atteint 5000m. Là où tous les sosies du Dalaï Lama ont élu domicile. Là où, et je le découvrirais plus tard, un simple regard dévoile les secrets du bonheur…

Comment raconter l’inracontable.
Ce voyage n’est pas fait pour les petites natures ou les accros de la mise en pli. Pas non plus pour ceux qui épluchent chaque matin le contenu de la journée et cochent les endroits foulés. Ce voyage c’est une bombe dans le monde du voyage. Un attentat dans la masse insipide de circuits organisés. Un truc d’exception qui ne laisse personne indifférent. Une délicieuse tranche de vie où le mot « client » n’a pas sa place : on embarque ensemble dans une grande aventure dont la saveur n’est, à notre plus grand bonheur, pas pré-définie. Personne ne connait le goût du MrFreeze qu’il est sur le point de déguster et ça c’est chouette. Ce qui est sûr c’est que l’expérience sera follement humaine. Laissée flottante au gré des rencontres. Partager l’humilité d’un thé au beurre salé avec des nomades à 4500m d’altitude ou se laisser absorber par les prières lancinantes de moines barytons au monastère de Lamayuru, tout est possible. Tout.
Mais rien n’est écrit à l’avance si ce n’est l’explosion de pixels face à des paysages à se taper la tête contre les murs qui, Alléluia, ne nous enferment pas. A l’image de la philosophie bouddhiste qui nous guide tout au long de cette épopée cylindrée, le décor est lui aussi impermanent. Grandiose. De la luxuriance de Manali à l’aridité de Leh, en passant par la magie des lacs Tso Kar et Tso Moriri, rien de ce que l’on traverse ne semble réel. 1500km de bonheur. 9 cols où rares sont ceux qui restent insensibles à la beauté et rudesse de cette nature expressive, aux chants des drapeaux à prières qui claquent au vent ou encore à l’odeur enivrante de l’encens qui se consume. Kiki Soso Largyalo : « les Dieux seront vainqueurs ». A ce moment précis, perchée dans les montagnes à mi-chemin entre la terre et les étoiles, difficile d’en douter.
Alors comment décrire une journée qui commence en apnée à 5602m au Khardung La, col carrossable le plus haut du monde, puis redescend entre la rivière Shyok et la fameuse chaine du Karakorum mère d’une flopée de monstres de plus de 7000m, traverse des dunes de sable où sommeillent encore quelques chameaux derniers témoins de la mythique Route de la soie et finit sous des abricotiers à une vingtaine de kilomètres du Pakistan ? Une soixantaine plutôt. Bref. La journée la plus folle et trépidante de vos vacances en Vendée sera bien fade à côté de l’ivresse de ces cimes !
Et puis il y a des étapes qui marquent autant les esprits que les gardes boues de nos belles. Que ce soit la traversée du plateau du Changtang, motos alignées comme à une version enduro et pas chiante du défilé du 14 juillet, ou le passage du col du Rhotang, même Alzheimer ne saurait effacer ces moments uniques !
Ce Rhotang… le col des 1eres fois ! La 1ère fois où les indiens découvrent avec une innocence touchante la neige équipés de combinaisons de ski des années 80 et la 1ère fois où je m’essaye avec probablement la même maladresse attendrissante à surfer ses pistes boueuses. Chaos à la fois humide, féerique et cocasse. Jouissif en tous cas.
Et alors que tout le monde arrive en naufragés de nos sociétés occidentales, la tête coincée entre le choix déroutant de 18 papiers toilette et un téléphone portable qui fait aussi sèche-cheveux, on s’imprègne ici petit à petit du détachement aux choses que célèbre le bouddhisme. De monastère en monastère une sérénité certaine s’empare de nous. Inévitable fanatisme.
Je découvre aussi l’agréable isolement que procure la moto. Seule sous mon casque j’apprends à dompter mes émotions autant que la bête que je chevauche. Crier, chanter, pleurer de bonheur. Merde. J’ai de la chance d’être là. De savourer ces kilomètres sans fenêtre, le coeur serré par l’immensité qui m’entoure. Un 180° d’extase et de liberté. Me laisser imprégner par les sensations fortuites et délicieuses qu’on ne remarque plus dans la vie de tous les jours. Vivre, tout simplement. Et moi,néo motarde sans expérience qui ne saurait vous expliquer l’utilité d’un piston, je me risque à dire qu’écouter ronronner cette Royal Enfield, la sentir danser sous ses cuisses, la voir défier gués, cols et bancs de sable avec une telle grâce vous fera vite oublier la prétentieuse Ducati restée au garage. Tac.
Mais limiter cette aventure à une vulgaire chevauchée mécanique ou à un fantasque décor se serait n’avoir rien compris. Faire ce voyage oui, mais c’est avec cette équipe qu’il prend toute son âme tant ils offrent sans limite. Partagent à outrance cet amour du Ladakh. Attention les amis, c’est ici que tout se passe. Dans ces moments d’une humanité extrême, sincère et touchante où personne ne saurait même faire semblant. Et si vous ouvrez un tant soit peu votre porte alors vous ne rentrerez pas le coeur indemne de cette rencontre. De grands Hommes qui ne sont jamais les derniers à rayer les dancefloors improvisés d’une salle de restaurant ou d’un feu de bouses de yak. Un mécano sikh au sourire éternel qui sait aussi bien réparer un joint de culasse avec un chewing gum qu’un groupe électrogène pour que les rythmes endiablés d’un « chocholé » résonnent à nouveau. Un chauffeur guide ladakhie doté d’un 6ème sens à qui rien n’échappe ; un mec sensible et franc, aussi beau de l’intérieur que de l’extérieur. « Full power », ça c’est une évidence. Et au milieu de cette folle diversité indienne un couple belge, créateur de rêves et rêveur avant tout, dont l’unique préoccupation est le bonheur de toute cette petite famille. Bienvenus donc, dans cette cuisine de la simplicité, où le langage commun est celui du coeur et de la bonne humeur.
Comment raconter l inracontable.
Les jours passent et la fin approche. Tout se bouscule. Il va me falloir du temps pour digérer ce que je viens de vivre. Si je peux aujourd’hui affirmer que cette aventure a été magnifique, je n’oublie pas les montagnes de doutes et d’angoisses par lesquels je suis passée. Des remises en question et des peurs à ne plus savoir qu’en faire. Je l’admets j’ai pris un risque en venant ici. A commencer par celui de me foutre en l’air dans un ravin comme je l’ai longtemps pensé en découvrant pour la première fois cette fameuse transhimalayenne. En apprentie funambule j’ai longtemps jonglé avec l’effrayante conviction que je ne serais jamais capable de conduire cette folle expé, l’irrésistible envie d’y parvenir, et le fait que, finalement, je n’avais plus vraiment le choix…et hop, les trois balles à terre…Alors comment vous raconter ce qu’il s’est passé dans ma tête lorsque j’ai tourné la clé de ma moto à Manali, et que je venais de fermer une première traversée…inracontable, explosif. Emue, forcément. Mais j’ai aussi pris le risque d’être heureuse. Impossible de trouver les mots justes pour faire comprendre à ces gens qui m’ont entouré ce qu’ils m’ont apporté. Ce qu’ils ont éveillé en moi. Des gens qui au-delà d’une manifeste retenue et réserve culturelle n’en sont pas moins attentionnés, bien au contraire. Ils m’ont protégé et ont veillé sur moi comme des frères. Et si j’ai dans un premier temps pu regretter la chaleur démonstrative latine, ici j’ai appris à mesurer la valeur d’un geste apparemment insignifiant. J’ai appris la puissance d’un regard. La force d’un sourire. Pas besoin de parler la même langue ou de se fatiguer dans d’éternels discours…Alors je laisse leurs sourires sucrer les larmes de mon départ. « Happy tears ». Et aujourd’hui du haut de mes petits 26 ans je peux affirmer que je suis là où je veux être. « Fière et épanouie » comme me disait un ami. J’ai renoncé à la géométrie insipide des sandwichs triangle de l’autoroute pour le cassoulet authentique d’une route de campagne. Avec tout ce que cette métaphore gourmande implique. Des murs qu’il faut franchir avec humilité plus qu’avec force. « Your culture, my culture, very different ». Différente, certes mais loin d’être incompatible. Et c’est là la richesse et le charme de cette expérience. Qui vivra verra. Mais quoiqu’il advienne, ça a été magique…
Je me résigne donc. Le langage est trop imprécis et pauvre pour dévoiler même un centième de ce que je ressens. Ce mutisme est tout simplement le fruit d’une histoire trop forte et belle. Ces histoires que l’on vit avec soi-même et pas au travers d’un viseur d’appareil photo. Celles que l’on ne pourra pas raconter lors d’une soirée diapo dans un bel appartement parisien. Celles qui passent par le coeur et non les yeux. Celles qu’il faut vivre pour comprendre. Ici, à mi-chemin entre le réel et l’irréel l’eau a soudain le gout d’un vin d’exception.
Voila, impossible de vous raconter l’inracontable.
Lucie

Une pensée sur “Comment raconter l’inracontable

  1. Sylvie Bernard

    Nous avons nous aussi fait la transhimalayenne en duo avec Sanu, Raja, Thinley et un sympathique chauffeur. Les mots sont réducteurs pour exprimer ce que l’on ressent, à la fois dans ces paysages fantastiques que nous aimons, par la chaleur des habitants qui nous accueillent à bras ouverts, par la simplicité, le professionnalisme, l’enthousiasme et le partage de l’équipe qui nous donne tant et plus sans rien attendre en retour, tant c’est naturel pour eux. Ils sont sensationnels. Oui, tout çà fait de ce voyage, quelque chose d’inracontable que nous avons envie de partager tant c’est fort et c’est beau. Une belle tranche de vie que nous souhaitons à tous de connaître. L’Himalaya est exigeant, il demande des efforts et nous le rend au centuple. What esle !

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